Pour que les femmes et les hommes
vivent de la terre durablement

A la découverte d'un autre monde : au coeur du territoire des Awajun en Amazonie péruvienne

par Frédéric Apollin

MAMA YEQUE... ACCUEIL DANS "L'AUTRE MONDE"...

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28 novembre 2012 – 19h

Village de Mama Yake, District Cenepa, province Condorcanqui, département Amazonas

Pour cette première soirée en Amazonie péruvienne, Cevelio Kayap Jempekit, le jeune leader de l'organisation de développement des communautés organisées frontalières du Cenepa (ODECOFROC), nous accueille chez lui pour le diner. Depuis notre arrivée il y a trois heures, nous sommes reçus comme des hôtes d'honneur. Dans son humble maison traditionnelle, savante construction de bambous et végétaux, nous voilà réunis autour d'une simple table en bois. Des femmes s'agitent dans la pièce voisine qui fait office de cuisine ; l'une d'elles met rapidement sur la table d'énormes feuilles de bananes en guise de nappe et pose déjà de l'igname bouillie devant chacun d'entre-nous.

Alors que les bruits de la forêt commencent à emplir la nuit, j'ouvre tout grand mes oreilles et mes yeux pour tenter de capter la moindre des paroles de nos hôtes et chacun de ces moments uniques et privilégiés de découverte d'un autre monde ... Des femmes et des enfants sont assis sur une banquette de bois toute proche ; on discerne leurs petits yeux qui nous observent, intrigués. Plusieurs hommes Awajun sont regroupés autour de nous. On devine à peine leur visage dans cette nuit qu'illumine la lueur faiblarde de quelques bougies. Soudain, l'un d'entre-eux se précipite, saisit au sol ce qui ressemble à un bout de bois et l'écrase d'un geste rapide et précis sur le pilier de bambou contre lequel s'est nonchalamment adossé Christophe. Tout s'est passé très vite. Je n'ai pas vraiment eu le temps de comprendre mais ce geste n'était pas anodin et sans doute pas inutile. Christophe lui vient de perdre son sourire et a retrouvé son air grave et concentré, pendant que plusieurs s'amusent de cette scène ... à moins qu'ils ne rient de nous voir tous soudainement inquiets et tendus.

Avec son visage rond et ses yeux rieurs, Cevelio nous explique presque ironiquement  qu'il ne s'agit de rien d'autre que d'une simple fourmi noire géante de cinq centimètres de long qui vient de mourir devant nos yeux. Nous voilà presque rassurés ... jusqu'à ce qu'on nous précise que sa piqûre n'est certes pas mortelle, mais peut provoquer d'intenses douleurs qui durent de six à sept jours ... Trois heures à peine après notre arrivée à Mama Yeque, c'est une plongée rapide dans la réalité de la forêt amazonienne : nous voici maintenant discrètement concentrés pour tenter d'éviter toute invasion nocturne d'insectes et autres animaux bizarres dont on se doute bien qu'ils ne sont pas tout à fait inoffensifs ...

Nous sommes arrivés à la nuit tombante à Mama Yeque, la communauté de Cevelio sur l'une des rives du Rio Cenepa. Mama Yeque est aussi le siège de l'organisation ODECOFROC. Je ne crois pas au hasard : alors que nous venons de traverser l'atlantique pour venir ici dans ce que j'appelle volontiers "l'autre monde", s'y tient en ce moment même l'Assemblée générale de l'organisation. Les Apus (chefs) de toutes les communautés s'y trouvent réunis. Avec mon collègue Christophe, directeur des programmes, Cesar, notre coordinateur au Pérou et Edgardo, notre discret mais confirmé spécialiste cacao, nous sommes venus prendre connaissance des réalités du peuple amazonien Awajun au cœur de son territoire.

Le voyage fut long. Neuf heures de route depuis Piura nous ont été nécessaires pour parvenir à Imacita, cul de sac de la piste au bord du Rio Marañón, l'un des affluents directs de l'Amazone. Sous une chaleur torride, humide et écrasante, Imacita, un bourg de colons sans âme, des ruelles sales et des échoppes hétéroclites devant lesquelles se pressent et déambulent les indigènes Awajun venus en ville faire quelques achats. Des enfants indigènes sont assis à même le sol devant l'unique magasin de hifi qui vend des produits chinois et taïwanais. Ils regardent médusés un téléfilm de série B dont je ne saurai pas dire de quelle partie du monde il provient. Les dialogues sont incompréhensibles mais qu'importe : les images bougent et captivent ces enfants. Plus loin, dans une gargote restaurant où nous achetons quelques réserves d'eau potable avant la longue remontée du fleuve, une femme me dit qu'elle est bien mieux là qu'à Piura ou Bagua, les grandes villes plus à l'ouest. "C'est beaucoup plus calme" m'avoue-t-elle. Je n'en doute pas ... Là s'arrête "notre monde". Ce pied que je mets maintenant dans la chaloupe amarrée au bord du fleuve signifie pour moi l'entrée dans l'autre monde ... 

Deux heures de navigation sur le tumultueux fleuve Marañón, moteur ronflant à toute puissance, direction l'Amazone. Notre jeune conducteur connaît le fleuve et négocie sans que nous nous inquiétions, les quelques rapides que nous rencontrons. Dans un méandre, nous quittons le Marañón pour remonter le fleuve Cenepa. La rivière se resserre, la canopée s'élève. Nous entrons dans le territoire et le monde des indigènes Awajun. Des maisons végétales apparaissent sur les berges. Tout au long du fleuve, des hommes, des femmes ou des enfants pèchent de manière traditionnelle, assis dans de frêles pirogues en bois. A chaque minute qui passe, la nature est toujours plus présente, des arbres plus hauts et plus touffus ; des lianes suspendues terminent leur course dans les eaux boueuses du fleuve. Parfois, un homme ou une femme apparaissent, perdus sur les berges, tâches de couleur sortis d'on ne sait où dans cette forêt vierge omniprésente.

Enfin Mama Yeque. Plusieurs pirogues sont déjà amarrées sur la berge, signal d'un rassemblement inhabituel. Nous n'avons pas le temps de descendre à notre tour sur cette berge instable et boueuse où nous nous enfonçons jusqu'aux chevilles, qu'un groupe d'indigènes Awajun vient déjà à notre rencontre. Ils ont été informés de notre arrivée. Parmi eux, des femmes en habit traditionnel, vêtues de rouge avec des coquillages autour du cou. L'une d'elles, la plus âgée me semble-t-il, si j'en crois la couleur de ses longs cheveux gris et les plis de sa peau usée par le soleil, tient dans sa main une calebasse remplie de poudre rouge, de l'achiote. Elle s'approche de moi et avec ses doigts, m'en étale sur le front, le nez et les joues. Christophe, Cesar et Edgardo bénéficient du même rituel. Elles-mêmes sont peintes sur le visage et les avant-bras. Un Apu en vêtement traditionnel, ceinture et parure de coquillage, couronne de plumes multicolores sur la tête, se lance devant nous dans une danse pour le moins surprenante, brandissant sa lance menaçante à la main. A vrai dire, je ne comprends pas grand-chose et à regarder le visage de Christophe, il semble que je ne sois pas le seul ... Ce dont je suis pleinement conscient, c'est que nous vivons là un moment exceptionnel de découverte d'un nouveau monde et d'une culture inattendue. Seul Cesar, habitué semble-t-il, sourit. Peut-être se réjouit-il en son for intérieur de voir les "Apu d'AVSF" un peu décontenancés devant un tel rite. Par chance, Cevelio est déjà là, venu nous accueillir dès notre descente de la pirogue, très heureux semble-t-il de retrouver son ami et complice Cesar et de nous recevoir. Il nous donnera vite les clés de compréhension de ce rituel : une sorte de baptême qui nous donne maintenant le droit de rentrer dans la communauté.

La vieille femme vient de nouveau vers moi. Elle me tend une calebasse remplie à ras bord d'un liquide blanchâtre, à priori peu appétant. C'est une Chicha de Yuca, une boisson fermentée à base d'igname, que les indigènes nomment Masato. Devant le parterre d'Awajun qui nous scrutent, je n'ai d'autre choix que d'engloutir cette boisson fermentée, finalement moins mauvaise qu'elle n'en a l'air. J'apprendrai un peu plus tard – et tant mieux - que ce breuvage est bel et bien préparé par les femmes de manière traditionnelle : ce sont elles qui mâchent les premiers morceaux d'igname avant de les recracher dans la calebasse pour initier la fermentation ...

Cevelio interrompt l'Assemblée générale pour introduire ses illustres visiteurs. Je découvre assez vite que ce petit bonhomme, si jeune qu'il paraisse, est un leader Awajun reconnu, apprécié et déterminé, le Président de l'organisation. Il n'est au final pas peu fier de nous présenter maintenant l'un après l'autre en pleine Assemblée, insistant sur le long voyage qu'il nous a fallu faire depuis la France pour arriver jusqu'à leur territoire. Car c'est bien lui qui nous a attiré ici avec la complicité de Cesar. Ensemble, ils ont coordonné la formulation d'un projet de développement au profit du peuple Awajun, cofinancé par la Commission européenne et qui initie en janvier 2013 pour trois ans. Cela mérite bien que nous soyons traités en hôtes d'honneur. Ne rentre pas qui veut dans les communautés Awajun ...

"La dernière fois que je suis venu", nous racontera Cesar, il y avait un colon dont je ne savais pas qui il était. J'ai demandé à Cevelio qui m'a répondu : c'est notre prisonnier ; on l'a surpris en train de couper et voler du bois dans notre forêt ! Mais n'est-il pas en liberté ? l'avais-je alors questionné. Cevelio s'était mis à rire : de toute façon, ici, au milieu de cette jungle, il ne saurait aller nulle part ! ..."