par Roger Claude
Aïe Haïti
Visite en Haïti – mai 2011
Haïti s'épuise
Ses forets s'épuisent.
Fabriquer et vendre du charbon de bois aux citadins, pour la cuisine, est quasiment le seul moyen de gagner un peu d'argent pour les petits paysans qui vivent dans les montagnes, les mornes. Cela ne durera pas, car il ne reste presque plus d'arbres en Haïti.
Son eau s'épuise.
Port-au-Prince est devenue une énorme ville. Beaucoup l'avaient quittée, après le séisme ; ils sont revenus, et en plus grand nombre. Son approvisionnement en eau est difficile et, faute d'installations de traitement, ses eaux usées polluent.
Ses sols s'épuisent.
A chaque pluie, ici souvent violente, la mer est rouge de terre emportée par le ruissellement que favorisent les fortes pentes.
Ses habitants s'épuisent.
Ils s'épuisent à survivre, à défaut de vivre : la nourriture est comptée, l'énergie domestique est rare, le logement est de mauvaise qualité, quand on en a un, et qu'il n'a pas été écrasé par le tremblement de terre, ou endommagé par les ouragans. Il n’y a guère de travail et c’est souvent le petit commerce informel : vendre quelques épis de maïs grillé, des seaux d’eau, des cartes de téléphone dans la rue, qui permet de survivre.
Pourquoi cette misère qui saute à la figure du visiteur qui arrive dans le pays ?
Osons une hypothèse : la misère généralisée a de beaux jours devant elle, tant qu'elle sera efficacement entretenue par l'organisation de la société haïtienne.
Une fraction, réduite, de la population tient l'import-export. Principalement l'import, ici très rentable car la moitié de la nourriture d'Haïti vient d'ailleurs, la quasi-totalité des produits manufacturés aussi, et l'énergie. Cette bourgeoisie d'affaires maîtrise aussi les secteurs commerciaux qui rapportent des fortunes : la téléphonie mobile (très développée ici car se déplacer est très difficile), la distribution de carburant...
Elle vit, plutôt bien, et même très bien, à Pétion-Ville, dans les hauteurs de Port-au-Prince, et le week-end à Miami, dans ses villas ou sur ses yachts.
Elle ne néglige pas non plus les revenus du locatif : avec les officiers de la MINUSTA (le contingent armé des Nations Unies, qui stationne en Haïti depuis 10 ans, et qui fait un peu de police, du moins lorsqu'il sort de ses cantonnements), avec les cadres des institutions internationales et ceux des ONG d'urgence, de charité, ou de prosélytisme religieux, qui sont venues en nombre "sauver Haïti" en 2010, et qui sont honnies par nombre d’Haïtiens, il y a du client, et qui peut payer !
Elle vit très bien, cette bourgeoisie d’affaires, mais en se barricadant chez elle, car le désespoir de beaucoup crée le banditisme de quelques-uns.
Vols, enlèvements contre rançon, trafics, drogue, font de Port-au-Prince une ville dangereuse.
Et l'Etat ?
Alors l'Etat, ce pelé, ce galeux, qui ne fait rien, qui est corrompu de partout, si l'on en croit la rumeur ?
L’Etat a peu de devises, guère de rentrées fiscales car l’activité, les revenus et le recouvrement des impôts sont faibles. Il encaisse peu de droits de douane : les taux de taxes à l’import sont proches de zéro alors qu’au terme des accords régionaux CARICOM ils pourraient monter jusque 20 %.
Son budget n’est, pour donner un point de comparaison, que le double de celui de la MINUSTA, la force armée des Nations unies qui stationne dans le pays. Une fois les dépenses de base payées, il n’y a pas d’argent pour plus d’enseignement, plus de santé, plus de routes, plus de police…
Et en outre 15 à 20 % des fonctionnaires ont été tués par le tremblement de terre de 2010, et un grand nombre blessés.
Que pourrait bien faire l’Etat dans son état actuel ? Il n’est pas corrompu, il est anémié.
Et le nouveau Président ?
Michael Martelli, le nouveau président est un chanteur, un « business-chanteur », populaire.
Martelli Président, pourquoi pas ? Ronald Reagan, acteur de cinéma de seconde zone, a bien été Président des Etats Unis !
Contre le dauphin de René Préval, le président sortant, qui a bénéficié de moyens électoraux extravagants, Martelli a été élu par 67 % des voix. Ce seraient les jeunes et les pauvres qui l’ont élu.
Moins connu est le scrutin législatif, qui était concomitant, et qui semble avoir fait l’objet de fraudes massives, afin que le parti de René Préval y ait une forte majorité de sièges.
Début mai 2011, lors de l’intronisation de Martelli, ses résultats étaient encore en débat. C’est que l’affaire n’était pas jouée, malgré l’habitude de la bourgeoisie d’acheter les voix nécessaires pour siéger, les acheter en gourdes sonnantes et trébuchantes. La gourde est la monnaie haïtienne. La bourgeoisie a ses tarifs, plus élevés qu’aucun candidat indépendant ne pourrait imaginer en offrir !
L’enjeu des législatives en est pourtant crucial : c’est l’Assemblée qui nomme le gouvernement, et pas le Président. Et le gouvernement gouvernera, pas le Président ! En principe, du moins.
Ici l’on rencontre Bill Clinton, (co)-Président d’Haïti
L’affaire électorale est sous forte influence de ce qu’on appelle parfois la communauté internationale, comprendre essentiellement les USA, (et un peu la France, jadis puissance coloniale d’Haïti), car il n’y a pas là de communauté bien visible.
Pour l’instant, le pays est de fait géré par la CIRH, Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti, co-présidée par le premier ministre sortant, Jean-Max Bellerive, et par Bill Clinton. Jouons un instant à deviner qui est le plus puissant !
Les institutions internationales et leurs bailleurs de fonds veulent une « normalisation » avant de débloquer les milliards annoncés après le séisme, avant d’investir en Haïti, investir dans le bâtiment, pour la reconstruction de la capitale et d’autres villes, ou mieux dans des entreprises, des PME, du tourisme, pour créer des revenus.
Mais pas n’importe quelle normalisation, sans doute.
Continuons de dérouler notre hypothèse, pour cynique qu’elle paraisse.
Pour plusieurs pays (tels les USA, le Canada, le Brésil…), qui se positionnent en partenaires commerciaux, il importe qu’Haïti reste un débouché ouvert au riz américain, aux 4x4 des pays du G20 et aux autres produits nécessaires à la vie en Haïti.
Il faut tout autant, en même temps, que ces pays justifient leur image de défenseurs de la démocratie : ils ont besoin pour cela que le processus électoral présidentiel et législatif en cours aille jusqu’à son terme, (mais de préférence sans bouleverser la situation économique, qui au fond leur va bien).
Y aura-t-il bientôt un blocage ?
Martelli est fort de ses 67% d’électeurs, de son équipe qu’on dit bonne, du soutien d’une partie de la diaspora, de celui d’une partie des bailleurs de fonds internationaux, et, dit-on, d’Alain Juppé, ministre français en charge de la relation avec Haïti.
Mais selon la Constitution, il dépend de la Chambre, tenue par la bourgeoisie d’affaires, pour toutes ses nominations : celle du premier ministre, du gouvernement, des ambassadeurs, etc… ce n’est pas gagné !
Pourra-t-il, le laissera-t-on desserrer l’étau économique qui maintient la population au niveau d’une difficile survie au jour le jour, grâce à un Etat faible ?
Une solution durable à la misère
Une certitude en tout cas, Martelli ou pas : une solution durable à la misère haïtienne passe :
premièrement par la reconnaissance de l‘Etat haïtien : il faut tout faire pour le conforter, collaborer avec ses institutions, l’aider à reconstituer ses équipes et renforcer ses capacités opérationnelles, cesser de « jouer à côté de lui » sous prétexte qu’il est faible (car alors on entretient sa faiblesse).
et deuxièmement par le renforcement de la société civile, c'est-à-dire de tous les groupements qui la constituent.
C’est en tout cas l’attitude d’AVSF, à sa modeste place, qui renforce les groupements de petits paysans, les ONG haïtiennes, demain les communes, avec lesquels l’association coopère.