Ce grand gaillard de 38 ans ne serre pas la main. Il recule son bras droit bien derrière lui, prend son élan et d'une main grande ouverte vous frappe la paume d'un grand « Comment ça va ? ». L'homme en impose, mais plus par sa bonhommie et son sourire communicatif que par son large physique. Civil, c'est son prénom, Brisly c'est le "Monsieur reboisement" du sud-est d'Haïti. Technicien agro-forestier, diplômé de la faculté d'agronomie, spécialisé dans l'aménagement des bassins versants, il est depuis 2008 salarié du important mouvement social du département, CROSE, la Coordination Régionale des Organisations du Sud-est. Toujours méfiants et suspicieux à l'égard du pouvoir central les Haïtiens font plus confiance à leurs organisations de base, plus inventives, moins corrompues, plus rapides à réagir.
Civil Brisly l'a bien compris. Lui qui aime le terrain, la montagne, la forêt, il s'est lancé à corps perdu dans le projet de reboisement de la région nord de Jacmel liant CROSE et Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières. « C'est la démarche qui m'a plu, lorsqu'on m'a dit que les Français d'AVSF ne venaient pas avec leurs idées mais qu'ils soutiendraient les projets qu'on leur soumettrait. »
Et lui en avait des idées. Il avait bien compris que chaque année les pluies diluviennes qui s'abattent sur cette région montagneuse ne font que creuser un peu plus les versants emmenant avec elles la terre, si précieuse pour les cultures... Or près de 12 000 personnes vivent là dans ce qu'ils appellent des « habitations » qui correspondent à nos villages. 12 000 paysans qui voient leurs sols s'appauvrir chaque année. Il y a urgence ! Il faut retenir la terre et pour cela construire des petits murs soit en pierre, soit avec des végétaux. Ces murs retiendront la "krèm tè" en créole (la crème de terre ndlr) et on pourra enfin replanter des arbres qui participeront grandement à la stabilité des sols.
Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières s'engage dans le projet. L'association apporte sa compétence, ses techniciens, un financement et surtout une approche globale. « C'est l'autre force de ce projet, poursuit Civil Brisly. AVSF ne s'est pas contenté de fournir les plantules d'arbres et de préparer le terrain, elle s'est tournée vers les paysans pour savoir ce qu'ils attendaient. AVSF n'avait pas une approche de spécialistes agronomes mais d'aménageurs du territoire. Très vite les paysans ont fait remarquer que sans route, sans école pour 12 000 habitants, ils ne pourraient pas rester là. AVSF l'a compris et a trouvé les fonds pour financer l'amélioration de la piste qui vient de Jacmel, 7 km de route dont une percée de 3 km et... une école. C'est ce qui a plu aux gens » conclut Civil.
Il a servi d'intermédiaire. Depuis le début du projet, en 2009, il enfourche plusieurs fois par semaine sa moto et se retrouve après trois heures d'une piste encore largement défoncée, caillouteuse et dangereuse, à convaincre les paysans qu'il faut sauver leur montagne et donc reboiser. Et ça marche ! Parce que les gens aiment bien ce solide bonhomme à la faconde chaleureuse et au sourire communicatif. « Au début il n'y a eu qu'une centaine de paysans candidats au reboisement et peu à peu ils sont tous venus parce que les gens, ici, sont peut-être méfiants mais ils ont vite compris qu'on ne leur imposerait rien, qu'ils pourraient sortir du dispositif à tout moment, voilà pourquoi ils sont si nombreux, plus de 500 actuellement. »
Sauf que tous ne restent pas dans le projet de reboisement car CROSE et AVSF ont voulu un engagement sur la durée des bénéficiaires du projet. Puisqu'Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières a pour objectif de reboiser la montagne, le paysan bénéficiaire doit s'engager à ne pas couper ses arbres avant dix ans et à entretenir le sol pour favoriser leur croissance. Chaque année, Civil parcourt les parcelles reboisées et distribue des cartons. Cartons verts quand la parcelle est bien entretenue et les plants vigoureux. Carton jaune quand une partie des plantules de la parcelle n'est pas en bon état et que le terrain n'a pas été entretenu. Carton rouge l'année suivante si la situation est la même. C'est alors l'exclusion du paysan qui ne reçoit plus la compensation annuelle que CROSE et AVSF se sont engagés à verser à ceux qui veulent bien attendre les dix années de croissance des arbres.
« C'est douloureux de voir partir un paysan, mais ils savent que pour les cartons jaunes et rouges, je tiens compte du contexte familial, des difficultés qui peuvent être passagères et finalement les gens ne m'en veulent pas. Ils savent que je peux changer d'avis, que je ne suis ni omniscient ni borné.» Cette année il n'a distribué qu'une trentaine de cartons rouges. « De moins en moins, 30 sur 500 bénéficiaires : ce n'est pas beaucoup. » Il est heureux de ce succès et pourtant il a comme un regret, une petite blessure au fond de lui, un manque. Car Civil adore un arbre bien particulier et il n'arrive pas à faire partager sa passion aux paysans. « J'aime beaucoup le jaune d'oeuf, un arbre en voie de disparition, très beau, très feuillu, très résistant. Mais ici, les paysans n'en veulent pas. » Alors, Civil se contente de reboiser avec des manguiers, des avocatiers, des chênes haïtiens. Une fois encore, c'est le paysan de la base qui a eu le dernier mot. Et finalement Civil s'en accommode bien.
Dominique Gerbaud, ancien grand reporter et rédacteur en chef de La Croix
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