Tribune publiée sur Altermondes de Frédéric APOLLIN, directeur d'Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières.
Retour sur le lancement du fonds "Livelihoods pour l'Agriculture Familiale" :
Le 4 février dernier, deux grandes entreprises de l'agroalimentaire, Danone et Mars, lançaient "le Fonds Livelihoods pour l’Agriculture Familiale (L3F)", sous les ors de la République dans une prestigieuse salle du Ministère des Affaires Etrangères. Un symbole de l'accueil réservé par les pouvoirs publics, représentés par deux de leurs ministres (Annick Girardin et Stéphane Le Foll) à cette nouvelle initiative du secteur privé marchand [1] dans le domaine du financement du développement.
Le secteur privé marchand : nouvel Ambassadeur de l'agriculture familiale
Devant un parterre de représentants du monde de l'entreprise, des pouvoirs publics, de la recherche et quelques ONG, les promoteurs de ce fonds faisaient un vibrant plaidoyer en faveur de l'agriculture familiale : "500 millions de petits agriculteurs qui produisent 70% des besoins alimentaires mondiaux et beaucoup d’autres matières premières agricoles utilisées par l’industrie". Le Fonds L3F prévoit d’investir 120 millions d’euros au bénéfice de 200 000 exploitations familiales en Afrique, Asie et Amérique Latine. Il se veut être un modèle financier innovant pérenne fondé sur l’investissement et le paiement sur résultats : les projets préfinancés, mis en œuvre par des ONG ou des organisations paysannes, produiront différents types de bénéfices (accroissement des productions, protection de l’eau, des forêts et des sols, stockage de carbone, etc.) qui seront mesurés et achetés par des acteurs privés ou publics intéressés par ces produits.
L'initiative s'inscrit dans la lignée du rapport FABER-NAIDOO remis en 2014 par le Directeur général de Danone à la Ministre Annick Girardin. Il prône de profondes mutations de l’aide au développement : d'avantage de "coalitions d'acteurs" entre entreprises, ONG, recherche et pouvoirs publics ; de nouvelles modalités de financement du développement, notamment l'impact investment, supposées "plus pérennes" et garantes de résultats "à plus grande échelle" que l'aide traditionnelle.
D'aucuns critiqueront l'initiative, soupçonnant ses promoteurs d'être eux-mêmes responsables de distorsion sur les marchés au détriment des petits producteurs ou de vouloir indirectement favoriser ainsi leur propre approvisionnement en matières premières : lait, cacao, vanille, etc. Si médiatique soit-elle, il me semble qu'elle doit d'abord être saluée, de surcroit parce qu'elle vise un secteur que les ONG de développement ont toujours souhaité voir rester prioritaire dans l'agenda de l'aide au développement : l'agriculture familiale. A l'issue de cette Année Internationale de l'Agriculture Familiale, les dirigeants de Danone et Mars ont fait leur, notre discours sur ces agricultures et en deviennent les meilleurs ambassadeurs auprès des directeurs du développement durable et des acheteurs de grandes entreprises de l'agro-alimentaire ! Enfin, ils ne s'en cachent pas : s'ils cherchent à sécuriser leurs approvisionnements agricoles, ils revendiquent que ces chaînes de production et d’approvisionnement aient un impact positif sur le plan économique, social et environnemental. Une évolution positive : nul doute que de nombreux jeunes dirigeants d'entreprise sont tout aussi préoccupés par les performances économiques de leurs sociétés que par leurs effets collatéraux positifs sur la société et son environnement. Enfin, dernier constat : les moyens mobilisés par ces entreprises sont déjà significatifs, tandis que l'aide publique au développement – nous le déplorons - stagne !
Eviter les sujets sensibles qui engagent aussi la responsabilité des entreprises
L'initiative Danone-Mars interroge cependant sur plusieurs points. Le fonds souhaite promouvoir à grande échelle des pratiques d'agriculture durable pour améliorer la productivité des agricultures familiales et limiter la dégradation des ressources et l'érosion des sols, présentées comme responsables de leurs faibles performances productives. Mais les initiateurs du fonds ne ciblent pas les contraintes structurelles que rencontrent nombre de paysans dans le monde et qui limitent tant leur productivité que tout simplement leurs investissements, en particulier l'insécurité foncière ou la concentration des filières et la concurrence déloyale sur des marchés peu transparents. Serait-ce pour éviter des sujets sensibles et controversés pour lesquels les entreprises ne sont pas non plus sans responsabilité ?
Une réelle innovation à tester sans minimiser le rôle de l'intervention et l'aide publique
Pour parvenir à ses objectifs de retour sur investissement, le fond opte pour le paiement sur résultat. Mais de quels résultats parle-t-on ? Quantitatifs probablement, à l'image des tonnes de carbone comptabilisées dans les projets financés par le 1er fonds "Livelihoods Carbone. Avec des ambitions annoncées de nombre de producteurs (au moins 5000 par projet), et probablement de volumes produits et commercialisés, le fonds pourra-t-il cibler des initiatives naissantes dans des pays fragiles comme par exemple Haïti, Madagascar ou le Togo, et pourtant prometteuses ? Des coopératives paysannes productrices de céréales, de café, cacao, épices, vanille ou fruits exotiques, y gagnent chaque jour des parts de marchés dans le cadre d'un commerce plus juste et équitable ; mais sauront-elles répondre à court terme aux exigences de résultats du L3F ? Ce dernier acceptera-t-il de partager les risques liés aux aléas agricoles (climat, volatilité des prix, etc..) ? Or c'est bien dans ces situations et pays fragiles que se situent les défis les plus forts pour l'aide au développement : renforcer des organisations paysannes autonomes, offrant des produits agro-écologiques et de qualité pour conquérir des marchés urbains en pleine expansion, des marchés locaux et internationaux.
Le fonds ne risque-t-il pas de soutenir et étendre des initiatives déjà existantes et consolidées, là où les contraintes structurelles d'accès à la terre et l'eau seront par exemple levées ? Des territoires qui auront donc déjà souvent bénéficié d'interventions publiques et de projets de la coopération internationale soit-elle publique, d'ONG, collectivités, etc.. Ne nous y trompons pas : sans politiques et interventions publiques, les initiatives du secteur privé marchand ne se suffiront pas à elles seules pour donner toute leur place à ces agricultures familiales qui nous nourrissent. La combinaison entre intervention publique et soutien privé restera de mise et nécessaire.
Les ONG françaises et les organisations paysannes partenaires du Sud n'ont d'ailleurs pas à rougir des résultats déjà obtenus. Elles ont à leur actif plusieurs innovations, devenues pour certaines des success stories, comme ces organisations économiques paysannes devenues pionnières en matière d'ESS sur certains marchés locaux et internationaux. Le Fonds L3F saura-t-il prendre en compte ces innovations et leur permettre de croître et rayonner toujours plus ? Nous sommes, plusieurs d'entre-nous, prêts à relever ce défi et l'invitation qui nous est faite de rejoindre ces coalitions d'acteurs. Partageons nos innovations respectives ; discutons des résultats atteignables et du partage des risques ; co-construisons ces projets. Et pourquoi ces coalitions d'acteurs ne pourraient pas ensemble soutenir des propositions conjointes pour réhabiliter aussi partout l'intervention publique dont nous avons tous besoin ?