Binder, Mongolie. Nous sommes en février et c’est encore le cœur de l’hiver. Les jours s’adoucissent, et bien que le changement soit subtil, les oiseaux chantonnent et les pins ont perdu leur manteau de neige.
Nous sommes dans la salle de réunion du gouverneur du soum. Une grande table centrale, le drapeau mongol et le traditionnel portrait de Gengis Khan sont les seules décorations de cette pièce aussi austère que d’habitude. La lumière crue des néons donne envie de fuir vers la steppe.
Au début, l’ambiance est assez froide, et les échanges avec les éleveurs de la coopérative portent sur la fin du projet IMPACT, financé par l’Union Européenne depuis 2019. Le sujet un peu sec de la certification cachemire durable ne semble pas passionner. Il faut dire que c’est assez rugueux, alors que les esprits sont déjà à la fête de Tsagaan Sar-le nouvel an lunaire, qui débute la semaine prochaine.
Soudainement, c’est comme si l’on me soufflait au creux de l’oreille qu’il était temps de créer du lien, de briser la glace, de faire entrer une brise printanière rafraîchissante dans cette salle où siègent plusieurs jeunes éleveurs. Tous sont partis à la ville, ont obtenu un diplôme, et sont pourtant revenus. Ils sont revenus vivre une vie difficile, dans les steppes battues par le vent. Loin des amis, des bars et des soirées festives, loin du cœur du pouvoir, des lieux de décision. Loin aussi des écoles, des services de santé, des supermarchés. Ils ont goûté au bruit de la ville, et ont décidé que ce n’était pas fait pour elles et eux.
Alors, je change d’approche. J’entre dans l’intime, et je leur demande « Pourquoi êtes-vous revenus ? Pourquoi aimez-vous le métier d’éleveur nomade ? ».
La salle s’anime. Le premier à s’élancer est Shinezorig. Son visage se déride, ses yeux se mettent à briller, il sourit. L’écoute est attentive, religieuse presque. Il est parti à Oulan Bator, a obtenu un diplôme qui aurait pu lui permettre de trouver un bon emploi en ville, et pourtant… « Je suis fils d’éleveur et l’élevage est très important pour moi. Je voulais revenir aux côtés de mes parents, c'est mon rôle de m'en occuper maintenant qu’ils sont plus âgés. Ici, je respire l’air pur, je suis moins stressé, je gère mon activité comme je le souhaite. On peut vivre bien avec le métier d’éleveur. »
Iderbayar, ancien instituteur, enchaîne « L’élevage nomade nourrit la population mongole depuis des siècles. Sans l’élevage nomade, il n’y a plus de Mongolie. Mon choix a été motivé par la protection de cet héritage. Lorsque j’étais fonctionnaire au centre soum, je ne gagnais pas un bon salaire et le coût de la vie était élevé. Maintenant, je suis toujours dehors, avec les animaux. C’est difficile, mais je suis heureux. L’élevage est un métier honnête, juste. »
Enbhaatar, diplômé en tourisme, est aussi un fils d’éleveurs : « J’aime beaucoup les animaux, j’ai passé mon enfance avec eux et cela m’a toujours attiré. J’avais trouvé un emploi avec mon diplôme, mais j’avais moins de libertés, mon temps libre était contraint, il y avait beaucoup de conflits avec les managers. J’avais envie de revenir dans mon pays natal. »
Pourtant, le retour à la vie de pasteur nomade n’est pas évident. Il faut constituer un troupeau, identifier quatre campements avec des pâturages disponibles, un pour chaque saison. Parfois, les parents peuvent aider, mais parfois il faut se débrouiller et l’accès au crédit est presque impossible. Le métier d’éleveur est un métier complexe, il requiert de pouvoir toucher un peu à tout. Le directeur de la coopérative l’illustre en me confiant qu’il faut être un peu sage-femme, pour aider les femelles lors de la mise bas, un peu vétérinaire pour soigner les maladies, un peu gestionnaire financier pour gérer son business. Pour eux, seuls les enfants d’éleveurs peuvent redevenir éleveurs. Il faut savoir lire dans l’éternel ciel bleu la météo des jours à venir, apprécier la qualité des pâturages, faire face aux prédateurs. Les enfants de la ville n’ont pas hérité de ce savoir ancestral-là.
Bat-Tsengel a enseigné les mathématiques pendant 3 ans avant de revenir au métier d’éleveuse : « Toute ma jeunesse était liée aux animaux. Lorsque j’étais professeure, j’étais stressée, je travaillais beaucoup, même les week-ends. Et pourtant, je ne m’en sortais pas. Je faisais les courses à l’épicerie après avoir reçu mon salaire, et après quelques jours seulement je n’avais plus rien. Je devais m’endetter. Mes parents m’avaient offert un petit troupeau pour mon mariage, que je leur avais laissé pour s’en occuper. Mais ils fatiguaient, commençaient à devenir âgés. Alors je suis revenue, et je suis plus sereine. Nous sommes libres. Si je travaille bien, si je gère bien mon temps, je peux transformer les produits laitiers, valoriser mon lait et bien gagner ma vie. »
Shurentsetseg est un peu plus âgée. Elle était technicienne vétérinaire, forcée de s’installer et d’exercer dans le centre soum. Puis maintenue là par ses jeunes enfants qui allaient à l’école. Une fois ces derniers devenus indépendants, son mari et elle ont cependant voulu retourner à la campagne. Il est parti travailler quelques temps en Corée du Sud pour gagner un peu d’argent et pouvoir investir et acheter quelques animaux : « Je suis très heureuse de travailler dans la steppe, d’être dans la nature, à l’air pur, sans stress. »
L’émotion qui anime leurs traits alors qu’ils se confient se retrouve dans la conclusion de l’un d’entre eux : le métier d’éleveur est le plus beau de tous les métiers. Il faut du courage, jour après jour, pour affronter la solitude, le rude climat et le long hiver. Il faut aussi de la patience, pour s’occuper des animaux. Mais ils les aiment profondément. Et puis, il y a la liberté, la nature, l’héritage culturel, l’autonomie financière, les souvenirs d'enfance et la famille qui reviennent souvent comme des raisons essentielles du retour au pastoralisme.
Pourtant, le futur reste incertain : si l’Etat Mongol ne prend pas le problème de la gestion des pâturages à bras le corps, comment sauvegarder cette biodiversité essentielle au maintien de l’écosystème si fragile des steppes ? Les éleveurs sont bien conscients du besoin de limiter leur nombre d’animaux, mais le coût des denrées alimentaires et des loyers pour leurs enfants ne cessent d’augmenter, et ils sont démunis. Les produits bruts d’origine animale n’ont que très peu de valeur sur le marché. La diversification, la transformation, le marketing sur l’origine et la qualité de leurs produits sont autant de sujets importants, qu’AVSF Mongolie espère pouvoir continuer de soutenir dans le futur.
Manon Lelarge, coordinatrice nationale d'AVSF en Mongolie