par Frédéric Apollin
LA ROUTE DE L’ESPOIR
Si on m’avait dit qu’il faisait si chaud à Tombouctou, je serais venu … plus tôt. C’est le début de la saison des pluies. La route a été longue depuis Bamako et la piste poussiéreuse depuis Douenza. A vive allure, le 4x4 s’est frayé un chemin sinueux entre la piste latéritique déjà défoncée et ce qui ressemble déjà à un désert naissant. Quelques carcasses de camion traînent, abandonnées sur les bords de la route. Ceux-là n’ont pas réussi à vaincre la « route de l’espoir » ; elle a eu raison de ces vieux véhicules brinquebalants et surchargés. D’autres sont là, la gueule ouverte, capot relevé, les conducteurs couchés sur des lits picots à l’ombre de leur véhicule, dans l’attente d’une pièce détachée qui arrivera bientôt … inch’allah.
La première pluie de cette saison d’hivernage qui s’est fait tant attendre est tombée la semaine dernière. Elle a tapissé d’un tissu vert cette savane d’habitude jaune et déserte. On se croirait dans « Out of Africa ». Tout juste si on ne s’attend pas à voir apparaître de derrière quelques arbres squelettiques un gros éléphant débonnaire.
A défaut d’éléphants, encore nombreux dans cette région du Gourma, ce sont des troupeaux entiers de moutons ou de bovins que l’on croise souvent au détour d’un virage. Celui-ci remonte lentement vers le Nord, là où le pâturage commence à repousser, guidé par un berger peul, les bras relevés sur un bâton nonchalamment posé sur le haut des épaules. Avec quelques ânes ou chameaux, les femmes et les enfants sont déjà passés devant pour aller installer leur prochain campement. Leur charrette porte le peu de biens qu’ils possèdent : quelques calebasses, des poteries et des nattes. Leur vraie richesse, c’est celle qui avance lentement derrière : ces dizaines d’animaux encore minces et fatigués en cette fin de saison sèche.
Notre jeune neveu Etienne lui est fatigué, « nauséeux » comme il dit. La chaleur, le bruit de ce Toyota diesel et les sursauts permanent de ce qui n’est maintenant plus une route ont eu raison du moral du toubabouni qui ne s’attendait sans doute pas à un tel baptême africain.
« Hier déjà on a fait 10 heures de route. Je n’en ai jamais fait autant, sauf pour aller de Woustviller à la Grande-Motte ! » dit-il d’un ton résigné, avec le regard d’un chien battu.
« T'inquiètes, Etienne, y’a plus que trente-cinq kilomètres, on est presque arrivé. Tu comprends maintenant pourquoi on appelle cette route la route de l’espoir ? et puis là-bas, la plage est plus grande que celle de la Grande-Motte» lui répond Marc, mon collègue et notre chauffeur émérite, avec le regard malicieux d’un vieux broussard.
Il faut dire aussi qu’Etienne est resté sur sa faim. Avant d’affronter la route de l’espoir, nous nous sommes rassasiés dans la gargotte de M. Dra à Douenza. La cour arrière de terre battue que nous avait recommandée Marc n’était certes pas la terrasse ombragée dont nous rêvions tous en cette période estivale, mais tout au moins avions nous eu l’impression d’un brin de fraîcheur.
Pendant que la jeune cuisinière déplumait à côté de nous une volaille squelettique, le patron du lieu hôte avait alors déposé fièrement sur la table un bout de sac de ciment déchiré et graisseux duquel émergeaient des morceaux de viande grillée tout aussi gras, en provenance directe de la "rôtisserie moderne" du goudron tout proche : du 1er choix pour les toubabou affamés.
Après avoir englouti courageusement deux morceaux transpirants, Etienne avait alors fermement décidé qu’il attendrait un peu plus tard pour se remplir le ventre, dans l’espoir d’un plat plus décent. Au bonheur de trois enfants qui se jetèrent alors sur la viande restante et ce sac de ciment si goûteux !
Enfin, le fleuve Niger, l’entrée à Tombouctou. Avec le début des pluies, les eaux sont plutôt boueuses. Un vieux bac bleu charge camion, voiture et passagers pour le traverser. La camionnette de Leuven qui vendait auparavant des lave-linge et des sécheurs à ses clients belges a trouvé ici une deuxième vie en transportant des voyageurs sur la "route de l'espoir".
Au loin, des piroguiers et des pêcheurs poussent lourdement sur de longs bâtons à contre-courant sous le soleil couchant. Des campements rudimentaires sont installés sur les berges. Un beau cliché photographique pour les voyageurs que nous sommes.
Après sept heures de route, nous rentrons enfin dans Tombouctou. De gros groupes électrogènes bruyants que l’on entend de très loin permettent à quelques rares néons d’éclairer des boutiques le long de l’unique goudron d’entrée.
« On a toute l’électricité ici. Ils viennent d’installer deux nouveaux groupes tous neufs. Ils ont juste oublié un détail …. les silencieux. Ils sont encore à Toulouse », nous explique Marc, d’un ton rieur, même pas désabusé. Etienne lui semble retrouver son sourire. Moi je suis collant, fatigué. Il n’y a pas que le toubabouni qui a souffert aujourd’hui de cette route. Tombouctou se mérite !
Les souris qui nous grignotent sans vergogne les doigts de pied dans notre bureau durant la nuit me font réveiller en sursaut et hurler.
"Il y a quelques souris, mais là je crois qu'elles ne sont pas là", avait fait remarqué d'un ton tranquille Marc, en nous installant dans la chambre du bureau, sombre et couverte de cette poussière de sable qui s'infiltre partout. Amateurs de grosse faune sauvage mais moins de rongeurs exotiques, nous ne pouvons que veiller toute la nuit à nous protéger de leurs attaques, retranchés sous des moustiquaires posées en toute hâte. Elles auront finalement raison de notre patience.
"Ah bon, l'hôtel ? oui finalement, pourquoi pas … je suis partant" nous dit discrètement Etienne à son réveil, tout ébouriffé et encore somnolant, après avoir lui copieusement savouré sa nuit entre les ronronnements doux du climatiseur du bureau et ceux quelque peu plus violents de Marc.
Nous y sommes pourtant. Tombouctou, la mythique, celle qui a vu s'échanger les plaques de sels descendus en caravanes de chameaux des mines de Taoudeni à l'or, aux biens et tissus les plus précieux venus de Mopti et du Sud, celle historique qui rayonna un temps sur tout le monde afro-musulman, celle qui attira tant d'imams et aventuriers européens. Nous nous plongeons pour l'occasion dans les récits de ceux qui survécurent à leur incroyable périple, pour mieux nous imprégner de l'histoire de ce lieu. Ce n'est pas tant, comme à Mopti et Djenné, l'héritage architecturale qui envoûte les visiteurs que nous sommes. Mais il se dégage de la ville une ambiance tout à fait singulière, dans ses ruelles poussiéreuses qui se confondent avec le désert environnant. Des songhaï, des touaregs des maures et des peuls au teint de peau plus clair cohabitent ici, commercent et échangent pacifiquement. La chaleur devient maintenant obsédante. Des 4x4 Toyota pick-up dont on ne sait s'ils appartiennent aux nomades, aux commerçants ou aux Mauritaniens si proches dévalent à toute vitesse les rares artères de la ville, soulevant derrière eux des nuages de sable. Chaque pas sous le soleil nous vide de quelques gouttes d'eau supplémentaires. Et pourtant Tombouctou nous envoûte.