par Frédéric Apollin
LA REUSSITE DE PEDRO XOL CUZ
Les enfants de Pedro Xol Cuz courent au milieu des champs, rieurs sous le regard amusé de leur père et de ses compagnons de la communauté indigène Q’eqchi’ de Nacimiento[1] avec qui nous sommes réunis. Avec leurs cheveux noirs et drus dressés sur la tête et leurs grands yeux en amande, ils ont déjà des visages de petits paysans burinés par le soleil. Les trois bambins disparaissent au fond de la parcelle et réapparaissent chacun avec un bâton de canne à sucre, heureux comme des gamins qui en Europe sortiraient d’une boulangerie avec un sac de friandises. Dans leurs T'shirts blancs maculés de tâches, leurs shorts bleus étincelants 100% nylon dignes des meilleurs joueurs de foot, bien campés dans des grandes bottes plastiques noires taillées pour leur servir plusieurs années d’affilée, ils sont maintenant là autour de nous en train de croquer à pleine dent leur bâton de canne.
Pedro, leur jeune père, nous explique que plus rien n’est comme avant : sur les 3 manzanas[2] de terres qu’il a pu obtenir en rejoignant cette petite communauté de douze familles, il y a cinq ans, il a mis en place un système diversifié de cultures. Le résultat est surprenant : autour de nous, une multitude de petites parcelles de canne, de manioc, d’arachide et maïs associés, d’ananas, de poivre, de courge et autres légumes. De jeunes plantations de bananes, de coco, de café et de cacao sont également visibles. Pedro nous explique qu’il ne laisse jamais reposer le sol, et tente de faire produire au maximum ce peu de terres dont il dispose.
Lorsque cette après-midi-là, nous avons retrouvé la communauté de Nacimiento pour discuter avec eux, tous ont insisté pour nous emmener voir les terres de Pedro. On ne pouvait refuser et je comprends maintenant mieux pourquoi : il est celui qui a sans doute le mieux valorisé les connaissances acquises au travers d’échanges paysans et de concours organisés par l’ONG indigène SANK avec l’appui d’AVSF pour favoriser l’intensification et la diversification de la production agricole sur ces terres paysannes. Et même s’il ne le montre pas, Pedro n’est pas peu fier de montrer ses résultats à cette bande de gringos qui posent tant de questions !
Humilité oblige, Pedro ne nous dit même pas qu’avec six de ses compagnons de la communauté, ils ont gagné le 2ème prix d’un concours sur la diversification, organisé entre familles paysannes. Ou serait-ce que pour lui, cette reconnaissance n’est pas si importante et certainement pas l’essentiel ? On ne saura d’ailleurs pas si le prix obtenu (4000 quetzales) a été réinvesti dans la parcelle ou plutôt utilisé à fêter de manière bien arrosée l’événement avec la communauté !
Ernesto, le directeur – lui aussi jeune - de l’ONG indigène Sank, notre partenaire en coopération à Chisec, joue cette fois l’interprète, patient et attentif, de la langue q’eqchi’ à l’espagnol. Mais il a soudain du mal à traduire ce que vient en fait de nous expliquer Pedro : « c’est une question de relation entre le travail de la terre et la famille … pas facile à expliquer en espagnol» lâche Ernesto avec un petit sourire … « Avant il fallait tout acheter à la tienda[3] ; la moindre banane devait être achetée ; aujourd’hui il dit qu’ils ont tout avec ces parcelles, aussi bien pour manger que pour vendre. Les enfants n’ont besoin de rien, ils n’ont surtout plus besoin d’aller faire des travesias[4] ailleurs pour aller chercher à manger. »
Et Pedro de rajouter : « Surtout, je n’ai plus besoin d’aller travailler à l’extérieur toutes les semaines ; je ne suis plus exploité ; je suis tous les jours avec ma femme et mes enfants, je les vois grandir, cela évite aussi bien des conflits ».
Ce que Pedro ne nous a pas encore dit, c’est qu’avec les fruits de son travail, il a aussi déjà acheté 2 manzanas dans la communauté dont il est originaire (El Quetzal) pour y implanter la milpa de maïs dont il a aussi besoin pour se nourrir. Mais ici, dans cette petite vallée entourée de montagnes et de forêt luxuriante, ses cultures sont protégées, surtout celles sur lesquels il a dû investir ses maigres économies et qui ne rapportent pas encore !
« Ici, il y a moins de chances qu’on me vole ma production ou mes semis » dit-il.
Les agroéconomistes qui l’interrogeons, n’avons même pas besoin de le questionner sur sa « stratégie », la préoccupation presque maladive des « agro » que nous sommes chaque fois que nous rencontrons un paysan. Pedro lui est plus malin que nous : pas besoin qu’on lui demande, il nous l’explique lui-même : un mélange savant de cultures de rente permanentes installées dès maintenant pour assurer demain l’avenir et l’éducation de ses enfants (café, cacao, …), et des associations et rotations de cultures à cycle plus court pour assurer de la trésorerie permanente et une alimentation diversifiée sans risque de pénurie (tubercules, maïs arachide, …). Grâce au travail des agriculteurs de cette communauté, ils sont déjà arrivés à augmenter le prix de vente de leurs tubercules de ½ à 1 quetzal la pièce. Pedro pourtant s’inquiète avec raison de la fertilité de ses sols : « J’espère que je ne les épuise pas trop, mais pour l’instant, je n’ai pas d’autre choix », nous explique-il.
« Et vous qui venez de loin, comment vous voyez cela ? Qu’est-ce que vous en pensez ? » demande-t-il, malin, en nous prenant au dépourvu. Pedro nous donne en effet là une belle leçon d’agriculture paysanne et de ses savoirs, une agriculture qui se défend, capable de nourrir aujourd’hui ses enfants. Nous ne pouvons que tenter de lui transmettre, avec nos mots, cet étonnement et le féliciter.
Mais derrière cette réussite, tout n’est pourtant pas si facile: la première difficulté de la communauté réside dans le transport et la sortie des produits. On en sait quelque chose : depuis que Juan Caal, le président de la communauté nous a proposé à notre arrivée à Nacimiento d’aller voir leurs parcelles, on n’imaginait pas qu’on en sortirait encore plus trempés et boueux que nous n’étions arrivés. Avec cette pluie battante qui ne cesse de tomber depuis ce matin, nous les avons suivis sur un chemin sinueux, détrempé et glissant où nos pas moins assurés que les leurs ne nous ont pas permis d’enrayer des chutes qui nous ont laissé en piteux état ! Triste tableau pour nous, mais sans doute amusant pour eux, que celui de ces agronomes couverts de boue, baignant dans des chaussures détrempées, qui tentent encore de garder leur dignité et posent de savantes questions à une communauté fière de montrer ses acquis. En tout cas, pour rien au monde, ils ne nous auraient pas montré cela et ils avaient raison : nous aurions raté quelque chose.
La réussite de Pedro nous épate, il faut bien l’avouer : ces exemples-là devraient êtres plus connus et médiatisés. Encore faudrait-il pouvoir chiffrer et quantifier les résultats économiques de ces innovations pour mieux les diffuser et intéresser d’autres familles paysannes, mais aussi et surtout les présenter aux détracteurs de l’agriculture paysanne, malheureusement trop nombreux au Guatemala. Face aux économistes des politiques agricoles libérales, il est parfois utile de présenter aussi des chiffres et de se battre à armes égales. Je me risque à suggérer cela de manière insistante à mes collègues de travail, qui acquiescent sans mot dire. Arriverons-nous à capitaliser cette expérience ? …
« Aucun âne n’emprunterait le chemin qu’on a pris. En plus, il faudrait le nourrir et on n’a pas assez de terres ! » rajoute Juan, le président de la communauté, alors que les supposés experts que nous sommes tentent de réfléchir à de possibles alternatives et solutions.
[1] Chisec – Département de Alta Verapaz - Guatemala
[2] 1 manzana correspond à environ 0,7 hectares de terre.
[3] La « boutique » en espagnol.
[4] « bêtises » en espagnol.