par Frédéric Apollin
DANS LA « SALLE POLYVALENTE » DES PAYSANS SANS TERRE DE CHIRIMOYAL
Dans ses sandales de caoutchouc recyclé de vieux pneus, ses pieds sont brûlés par le soleil et salis par cette terre qu’il foule tous les jours. Des pieds usés, déformés et meurtris par le travail du sol, sans protection aucune. Traversant soudainement cette pièce en bois où nous sommes réunis, protégés d’un soleil de plomb par un simple mais très efficace toit de paille, un enfant court se réfugier entre ses jambes. Il nous regarde avec ses yeux à la fois apeurés et curieux. Comme son père, il porte les mêmes sandales de pneus et comme son père, ses pieds pourtant encore si petits sont déjà tout noirs. J’ai beau regarder les pieds des hommes, des femmes et des enfants maintenant tous réunis avec nous dans ce baraquement, c’est le même constat. Ici la vie semble rude et les corps en témoignent.
À première vue, on pourrait même croire que cette cabane de planches de bois assemblées de manière brute les unes à côté des autres, posée au milieu d’un terrain rapidement défriché, n’est rien d’autre qu’une sorte de bidonville rural. Mais pour eux, il en est tout autrement. Cette cabane, ils en sont fiers : elles marquent la victoire de leur combat pour l’accès à la terre, comme un drapeau planté au sommet d’une montagne durement gravie. Cette cabane, c’est un peu leur salle polyvalente, celle qui porte l’identité de la communauté : on y tient des réunions, on y reçoit les étrangers, et c’est elle aussi qui accueille une garderie pour les enfants, comme en témoignent les dessins multicolores accrochés aux planches.
À côté de notre pièce, des femmes s’affairent déjà dans un baraquement de bois autour d’un feu de bois. Elles commencent à cuisiner. À leurs habits et leurs chapeaux, on devine qu’elles sont indigènes et viennent des vallées interandines de Chuquisaca probablement. Une jeune fille court après des poules qui détalent et hurlent de peur, affolées de comprendre un peu tard qu’elles termineront bientôt bouillies au fond d’une cocotte pour nourrir et honorer ce groupe d’étrangers venus aujourd’hui visiter la communauté.
Dès notre arrivée, et à peine descendus de la voiture, on nous avait demandé de nous installer dans la « salle polyvalente » et offert un café et quelques pains autour de deux petites tables de couleur, sur des chaises en bois d’écolier à même la terre battue. Des hommes surtout et quelques femmes aux vêtements dépareillés s’étaient regroupés peu à peu, légèrement à l’écart et sous un soleil de plomb, en attendant que nous finissions de déjeuner.
Clouée aux planches, une affiche d’Evo, leur président. Sur la citerne d’eau posée à quelques mètres de là sur des billaux de bois, seul réserve d’eau potable livrée chaque semaine par la municipalité voisine, le même slogan : « Evo cumple ». Ce Président, indigène comme eux, ils l’aiment, et pour cause : c’est grâce à lui qu’ils ont obtenu le titre de propriété de cette terre sur laquelle 24 familles sont maintenant installées. C’est aussi lui qui leur a redonné une dignité et un statut dans une société bolivienne fortement divisée.
La salle a été aménagée, des planches placées comme bancs pour s’asseoir, la table rouge et la bleue mises aux deux coins de la salle, et nous voilà maintenant tous réunis avec la communauté. Il n’y a – heureusement d’ailleurs - pas que leurs pieds que je remarque : plusieurs d’entre eux portent des casquettes ou des tee-shirts d’un rouge éclatant, plus neufs me semble-t-il que le reste de leur habillement. Difficile de ne pas les remarquer : on y distingue clairement les trois lettres gravées sur fond blanc M S T, du Movimiento de los Campesinos e Indígenas Sin Tierra de Bolivia. Nous sommes en effet réunis dans la salle communale de Chirimoyal, dans le Gran Chaco bolivien. Notre visite n’a rien d’improvisé : avec une ONG bolivienne spécialisée sur les droits de l’homme, nous accompagnons en effet
le MST et les familles de dix asentamientos, ces communautés paysannes nouvellement installées dans les terres basses de Bolivie, pour penser l’aménagement du territoire dont ils sont récemment devenus propriétaires et pour développer et rendre viables des activités agricoles qui leur permettent de vivre décemment.
« C’est-à-dire que ce n’est pas si simple et que j’ai beaucoup de questions … » avait simplement et précautionneusement avancé Pierre, notre collègue en appui permanent au MST sur ce programme de coopération, lorsque nous étions montés hier soir dans le bus pour rejoindre depuis Santa Cruz, cette frontière avec l’Argentine où est installée la communauté de Chirimoyal .
« Oui, tu vois, par exemple, ils ont déjà dépensé en 1ère année tous les frais de déplacements prévus sur trois ans pour les congrès politiques du MST » avait rajouté discrètement Sarah, notre coordinatrice en Bolivie, sans perdre son éternel sourire que les déboires et méandres de nos coopérations ne semblent pas affecter.
Notre délégation de sept collègues provenant de France et différents pays d’Amérique latine et centrale ressemblerait presque à une mission d’experts attendus pour apporter leurs « savants » éclairages, si cette visite éclair d’une journée à ces communautés ne nous invitait pas à plus de modestie et de retenue.
Edwin, le coordinateur régional du MST pour la région Chiquitanilla, plus au Nord, nous accompagne dans cette visite. « J’appartiens à la commission organisation, idéologie et politique du MST » précise-t-il, lors de la présentation de toutes les personnes réunies. Le ton est donné !
« Nous sommes bien encadrés », avait simplement chuchoté Sarah à notre arrivée à Chirimoyal. « Silvestre n’est pas là, mais il a envoyé quelqu’un de l’organisation ». Silvestre, c’est le dirigeant national du MST en Bolivie que nous avons rencontré la veille. Jeune et déterminé, il dirige aujourd’hui un mouvement qui regroupe un peu plus de 2.000 familles. On avait vite compris que ses convictions étaient inébranlables et la lutte engagée, loin d’être terminée.
« Avec le gouvernement d’Evo, beaucoup de choses ont bougé et plusieurs communautés ont déjà leur titre de propriété. Politiquement pour lui, c’est aussi important dans de telles régions où il a tant d’opposants, en particulier parmi les grands propriétaires terriens. Mais nous, nous voulons une vraie réforme agraire. Il ne s’agit pas seulement de la terre. Nous avons besoin d’appuis concrets pour l’accès à l’eau, aux routes, à l’éducation, pour l’accès au crédit, à l’assistance technique, etc. Et là, il faut le dire : on ne fait pas totalement confiance au Ministère du développement rural et de la terre. » nous avait-il rapidement expliqué la veille à Santa Cruz.
Edwin est donc là, tout comme José Maria, le nouveau technicien du projet responsable de l’appui à la commercialisation, fort sympathique et dont on découvre vite au moins l’une de ses qualités aux yeux de nos partenaires : celle de partager à 100%, si ce n’est plus, les convictions et l’idéologie du MST.
« Nous venons de différentes régions de Bolivie, surtout de Chuquisaca, mais aussi de Potosi et Oruro », nous explique le coordinador de la communauté. Avant on disait président de la communauté, mais dans l’idéologie du Mouvement des Sans Terres de Bolivie, on ne parle plus de président, sans doute trop connoté. À bas les mots de ce système qui les a tant marginalisés … « On est venu il y a une dizaine d’années pour trouver du travail par ici dans les haciendas d’élevage ou les grandes exploitations agricoles. Mais on nous avait aussi dit que par ici, il y a avait des terres pas exploitées, alors on les a occupées. »
À notre demande, Juan Villcasana, ancien dirigeant de la communauté nous détaille leur histoire.
« 1992, c’est la fin de la réforme agraire. Avec les nouvelles lois sur la terre de 1996, on ne savait pas comment accéder à la propriété. On ne pouvait quand même pas non plus rester toute notre vie peones des haciendas ou travailleurs exploités dans la misère ! Alors on a commencé à s’organiser à partir de 1999 et à occuper des terres, qu’on savait non cultivées. Comme dit la loi, elles ne remplissaient pas leur fonction économique et sociale. Les propriétaires ont envoyé plusieurs fois la police ou leurs propres milices pour nous déloger ; ils brûlaient tout. Alors on partait ailleurs. Nous ici, on a occupé trois lieux différents. Finalement, on a eu gain de cause. On a fait une demande à l’INRA pour régulariser la propriété sur ces 340 hectares que nous occupions. Et l’on nous a donné notre titre collectif en 2007 ».
« Les militaires nous ont durement réprimés » rajoute Mario Condori, le coordinador de la communauté. « À Patan, tout proche d’ici, cinq de nos compagnons ont été tués ; ils les ont laissés les tripes à l’air. Cette terre, elle a coûté du sang et des vies à notre organisation, mais aujourd’hui elle est à nous ». Consciencieusement, les analystes agraires que nous sommes, notons chaque bribe d’information qui nous est ainsi donnée sur des cahiers et calepins plus ou moins grands. Certains d’entre-nous semblent particulièrement doués pour en remplir des pages entières ! Là au moins se situe sans aucun doute l’une de nos compétences. Serait-ce que nous avons peur de perdre ces témoignages et que les graver par écrit permettra d’en garder toute leur force ?
Car là, installés tranquillement avec ces familles, protégés du soleil sous ce frêle toit de paille avec pour seul dérangement, les gloussements étranglés des poules courant pour échapper à une mort certaine, on a encore parfois du mal à s’imaginer ce qu’elles ont vécu dans un milieu qui leur était et leur est encore hostile. L’oriente boliviano, de grandes propriétés terriennes d’élevage extensif et de soja, qui considèrent pour beaucoup, encore aujourd’hui, que ces paysans indiens des Andes ne sont là que pour retarder le développement économique de leur pays !
Pas facile non plus de mesurer le chemin parcouru en les voyant à premier abord dans leurs sandales de caoutchouc, leurs baraquements en bois, leurs vêtements usés et rapiécés, installés dans cette forêt sèche qui ne nous apparaît pas à première vue comme le lieu le plus accueillant et agréable qui soit ! Mais cette cabane en bois, cette citerne d’eau potable, ce tout nouveau bâtiment d’école récemment inauguré et puis cette visite aujourd’hui d’étrangers qui viennent les écouter, sont les signes de leur victoire. Et ils en sont fiers, avec raison. Mais leurs combats n’en sont pas pour autant terminés. Ils le savent et nous le disent : leurs nouveaux combats aujourd’hui, c’est d’abord accéder à de nouvelles terres car ils savent parfaitement bien que ces 340 hectares ne suffiront pas à nourrir leurs enfants demain. Mais peut être encore plus urgent, leur combat immédiat, c’est de vivre mieux et bien de ces terres.