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"I WAS BORNED AGAIN" "JE SUIS NÉE À NOUVEAU"... OU LE CHOC DE LA PRECARITE
Coincée entre la piste en terre à peine carrossable et une rizière, c'est une maison posée à même ce bout de terre encore disponible au bord du fossé, une maison végétale : pas de tôle, peu de bois. Une maison fragile à l'image de sa propriétaire. Madame Tho Ry vit seule avec son fils de six ans. Son mari est parti travailler à la ville mais il n'est jamais revenu, nous expliquera-t-elle d'une voix étrangement douce et posée plus tard au cours de notre rencontre. "Il a rencontré une autre femme" osera-t-elle même prononcer du bout des lèvres, en nous exposant avec pudeur son incroyable parcours de vie. Assise sur ce qui est l'espace de vie et de couchage de sa maison, cette femme se livre peu à peu et nous raconte son histoire ...
Abandonnée, seule du jour au lendemain avec son jeune fils, impossible pour elle d'aller travailler la terre alors qu'elle a besoin d'argent pour subvenir à ses besoins et ceux de son fils. Elle part alors travailler à l'extérieur comme employée et journalière pour trouver de quoi s'alimenter et survivre. En rentrant tard le soir, il ne lui est pas possible de s'occuper de la rizière familiale.
"Puis le projet est arrivé" dit-elle ....
Dara, dans son parfait anglais, est attentif à me traduire discrètement à l'oreille le moindre mot qu'elle prononce. Dans une implacable logique classificatrice, il nous avait expliqué que les enquêtes réalisées sur ce district avaient conclu au classement de Madame Tho Ry en "ID poor number 1", la pire des cartes d'identité des pauvres.
Nous lui demandons de quelle manière elle a pu bénéficier de ce fameux "projet". Il y a deux ans, elle a reçu gratuitement quatre poules et un coq. Une pompe a été installée pour l'exhaure de l'eau de son puits. Une latrine a également été construite à côté de sa maison végétale. Elle a finalement bénéficié d'une formation pour initier une activité de production maraîchère. Grâce aux revenus du petit élevage et de la vente de légumes, elle a peu à peu conquis son indépendance économique et a pu acheter des aliments et produits de base.
Enfin et surtout, insiste-t-elle, "j'ai pu rescolariser mon enfant ...".
Peu à peu, elle se libère de ses emplois extérieurs précaires. Les revenus de la vente de poulets lui permettent de louer la pompe pour irriguer sa rizière. Elle se consacre de nouveau au travail de la terre et gagne totalement son indépendance alimentaire.
"I was borned again" finit-elle par dire pour conclure son exposé de la même voix douce et émue devant tant de visiteurs.
Nous sommes nombreux à l'écouter attentivement. Les appareils photos crépitent pour sans doute capter et graver ce témoignage bouleversant. Je me sens certes un peu mal à l'aise mais en même temps troublé et ému par le courage impressionnant dont témoigne Madame Tho Ry. Elle n'a certes toujours pas grand-chose ; elle est toujours une "poor smallholder farmer". Mais elle a retrouvé son indépendance, et avec elle sa dignité. Les expressions de son visage, fin et beau, en disent long sur les remerciements qu'elle adresse à Sophoan, Sophany et toute notre équipe. Son témoignage est poignant. C'est l'image que je veux garder de cette courte visite au Cambodge.
"Il faut la foi pour faire ce travail là", me glisse discrètement à l'oreille, Claude, notre Président qui semble lui aussi captivé et touché par les paroles ô combien puissantes et troublantes de Madame Tho Ry. Je ne sais pas de quelle foi il veut parler, mais si c'est croire que la pauvreté n'est pas inéluctable, il a mille fois raison.
Dans le bus qui nous ramène à la civilisation, les commentaires vont bon train entre tous les "experts" du développement que nous prétendons être. L'un opine favorablement sur l'impact du projet, l'autre exprime ses doutes sur la pérennité de ces démarches très pragmatiques d'intervention et de donations aux plus pauvres. Un troisième tente à voix haute, calculette en main, une estimation économique des gains pour Madame Tho Ry et les compare au coût d'opportunité de sa main d'œuvre familiale. Un quatrième questionne la pérennité des actions du projet et souligne la nécessité de politiques publiques nationales et de services de l'Etat pour prendre en charge l'action menée aujourd'hui par AVSF et tant d'autres projets et ONG au Cambodge. J'écoute attentivement ces échanges, tous intéressants, y contribue un temps, puis perds pied volontairement.
Partout, le génocide silencieux de la pauvreté et de l'exclusion se poursuit. Tant que des hommes et des femmes vivront encore de telles conditions, notre coopération, si modeste soit-elle, gardera tout son sens.
Je veux ainsi garder le souvenir de cette femme dans sa maison végétale. Pour elle, cinq poules, une latrine et quelques semences de légumes commencent à transformer sa vie. Ce n'est pas suffisant, mais ce peu lui a permis de retrouver sa dignité et de garder espoir pour elle et son fils.
Je veux garder le souvenir de cette femme et de ses remerciements, les deux mains jointes, au moment où nous nous sommes quittés et sommes remontés dans notre bus.
Elle me ramène à la réalité, au travail concret et pertinent engagé par des équipes discrètes, mais engagées et militantes. Elle me permet de ne pas oublier au quotidien pour qui nous travaillons. Elle me rappelle que toutes nos réunions, nos réflexions stratégiques, nos débats et séminaires ici et là-bas n'ont de sens que s'ils servent d'abord et avant tout cette coopération pertinente et nos équipes au service de familles victimes d'une exclusion silencieuse et toujours choquante.
Siem Reap - Hauteluce - Paris
Frédéric Apollin
Octobre 2011- Août 2012