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D'UNE BANQUE DE RIZ A L'ORGANISATION PAYSANNE
Nous sommes tous assis autour d'une grande table à l'ombre. A tour de rôle, chacun des paysans ici présents, homme ou femme, prend la parole. Ils ont tous préparé leur petit discours, certains l'ont même écrit pour ne rien oublier. Ils nous exposent consciencieusement leur histoire et terminent inlassablement par une présentation des comptes de résultats et des revenus de chacune des activités que leur association a développées : élevage porcin, banque de riz, boutique alimentaire, service vétérinaire, etc. A juste titre, on les sent fiers de recevoir une telle délégation. D'habitude, c'est nous qui prenons des photos. Mais la révolution technologique est passée par là, comme dans bien d'autres pays asiatiques. Aujourd'hui, ce sont avec leurs propres téléphones portables made in China, à la fois guirlandes lumineuses et appareils photos, qu'ils nous mitraillent de tout côté.
On ne sait pas trop s'ils parlent de chiffre d'affaires ou de bénéfice, mais en tout cas, une chose est assurée : l'association gagne de l'argent. "Tout a commencé par une banque de riz", nous explique-t-on, que l'on s'empresse de nous montrer de l'autre côté de la route. Derrière les quelques planches de bois de cette cabane sur pilotis à l'abri des intempéries, des rongeurs et des inondations, sont stockés les surplus de riz des familles du village. Quand les réserves familiales s'épuisent et que la récolte tarde à venir, en période de soudure alimentaire, les familles peuvent alors emprunter du riz. Elles rembourseront à la récolte avec un taux d'intérêt de 20% payé en nature, pour augmenter le stock villageois et contribuer à quelques revenus de l'association. Une idée simple, un coût mineur, mais un parfait instrument pour limiter les risques de pénuries alimentaires et de dépendance de commerçants peu scrupuleux, qui profitent généralement de ces période de grande fragilité des familles paysannes pour se "faire du blé" sur le riz ! Sous le regard amusé des villageois, la banque de riz fait vite l'objet d'une inspection en belle et due forme de la "délégation". On ne pouvait en attendre moins de Claude, ancien cadre bancaire intrigué par cette banque alimentaire d'un nouveau genre, de Jean-Noël, notre directeur financier, satisfait sans le dire de voir un investissement simple et concret, de nature à rassurer de futurs auditeurs, et de Jean-Jacques, agronome militant et de toute façon déjà convaincu.
Grâce à AVSF, avec cette banque de riz, ils se sont formés à gérer des stocks, organiser une collecte, calculer un prix ou un bénéfice, établir un compte de résultat. Pour ce faire, ils se sont constitués en coopérative. Avec les gains peu a peu accumulés, ils ont décidé de lancer d'autres activités. Le collectif s'est organisé, hommes et femmes ont réfléchi, pris des décisions, réparti des responsabilités. Ils gèrent aujourd'hui une panoplie d'activités lucratives, certaines encore fragiles certes mais toutes pertinentes.
Toutes et tous prennent la parole, présentent leurs responsabilités, et exposent en détail les activités de la coopérative et ses résultats économiques. Plus encore que les activités, je suis impressionné, comme sans doute mes collègues, par la réussite de l'organisation collective. Après une période où le collectif a signifié pour beaucoup, bourreaux et victimes, douleur et peur, où chacun ne savait pas s'il pouvait faire confiance à son voisin ou s'il serait dénoncé pour une atteinte à l'Angkar[1], des paysans et paysannes s'organisent, retrouvent le sens du collectif et la confiance dans le groupe au service de leur village. Des prémisses d'organisations paysannes, l'une des réussites moins connues de l'action d'AVSF au Cambodge où de toutes petites associations prennent peu à peu en charge des services utiles à leurs villages, se fédèrent entre-elles et pourraient demain devenir de vraies organisations paysannes sur des services et filières stratégiques pour le monde rural et les villes. Un défi au Cambodge, une nécessité impérieuse de notre travail.